Le marcheur aléatoire.

Nous avons développé, Claude Frascadore et moi, François Raymond, une machine informatique qui produit, avec la précision méticuleuse dont seules ces machines sont capables, une musique en vrac ou, si l’on veut, de la musique d’écart:  c’est un marcheur aléatoire et nous le nommons Machine Orchestre.  Elle se trouve être la harpe éolienne d’un vent nouveau.  

Durant  son développement, ses caractéristiques ont été largement amplifiées.  La source des notes est devenue immense, sinon infinie.  L’information codée de chaque note est complexe et concerne la force de l’attaque et de la fin du son, sa hauteur, son mode et sa tonalité, son timbre et sa durée. De plus, les paramètres précédents sont traités de telle sorte qu’ils se projettent dans des formes sans cesse mouvantes. La suite des notes qui représente une écriture, à mesure que les choix sont opérés dans le procédé, est multipliable par huit et la longueur de chacune des périodes est à la discrétion de l’utilisateur, c’est-à-dire qu’elle peut durer de quelques secondes à quelques jours, ou pourquoi pas des mois?   La vitesse variable est, elle aussi, devenue aléatoire.  Le détail de cette désarticulation sonore est donné en Appendice.

C’est maintenant une machine à plusieurs tics:  informatique, automatique, algorithmique, électroacoustique et, avec la possibilité de projection visuelle, synesthésique.  Elle fait un usage, plus ou moins extensif, de fonctions aléatoires ou stochastiques. Le son désarticulé en plusieurs paramètres s’étire sur des écarts possibles entre des extrêmes ajustables que la machine a pour objet de permuter. 

On obtient à l’analyse un poudroiement d’objets sonores et imagés, sans muse, pur jeu inexpressif de permutation de la langue musicale sur elle-même avec ses différents paramètres sonores: hauteurs, durées, pauses, dynamique, timbres instrumentaux, etc.  C’est, à un certain point de vue, un interdit musical.

Il ne s’agit pas d’écriture au sens où chaque note est voulue et inscrite par un auteur, mais au sens où des événements sonores sont mécaniquement choisis à l’écart les uns des autres. Ils sont mis côte à côte avec une indifférence machinale, sans jamais s’essouffler, chatoiement de mémoire et d’oubli. On varie ainsi les timbres inclus dans le synthétiseur ou l’échantillonneur dont “joue” la machine algorithmique.

La machine forme des notes justes en suites atonales, tonales ou selon les choix d’écarts parmi les modes musicaux.  Ces suites atonales ou tonales sont monodiques et/ou polyphoniques.  Elles sont la plupart du temps sans résolution, la tension et sa résolution étant très rares. C’est une musique d’errance, musique statique étrangement aussi, dans la mesure où chaque moment se révèle pour lui-même avec des effets locaux pour l’auditeur équanime, mais interactif. Car on peut corriger l’errance, rectifier le tir en privilégiant certains éléments à l’exclusion d’autres et orienter une production vers des orchestrations ou des régions mieux connues.

Ça joue en temps réel, et la musique est alors un événement coloré, accompagné de son aura d’ici et de maintenant, comme dit Benjamin, très localement géographique et temporelle. Cette qualité locale est en pure perte à cause du “random” en temps réel, mais aussi parce que ce qui est choisi par la machine l’est sur un si grand nombre de possibilités, qu’il est fort probable qu’on n’entende jamais plus l’événement sonore qui vient tout juste de passer.

Instrument de prospection musicale qui a également son charme pour l’oeil, cette machine pour orchestre, ou instrument seul, facilite le déplacement dans les paysages musicaux choisis, au goût, par l’utilisateur, ou enchaînés par un hasard automatique.  Chacun de ces paysages musicaux est un cliché d’espaces sonores constitués par le fortuit de certaines valeurs précises parmi l’ensemble des possibles. 

Ce mode d’écriture musicale donne des trouvailles, qui n’empêche en rien les appropriations éventuelles.  Cela suppose que tout ce qui est joué est codé quelque part et réutilisable pour des fins de transcription et d’écriture. C’est l’aspect séquenceur de la machine orchestre qui ne l’est ici qu’en second. On a deux types d’écriture:  1- au sens courant, pour instruments comme le piano ou la flûte et en respectant sa tessiture, et 2- dans un sens nouveau, pour échantillonneurs et synthétiseurs, c’est-à-dire que la suite musicale ne sera pas nécessairement interprétable par un instrumentiste, parce que les donnes algorithmiques ignorent les contraintes de la main ou du souffle, par exemple.  Pour certaines configurations orchestrales et mélodiques, pas plus que le violon ne pourrait jouer de la trompette ou inversement, pas plus un instrument ordinaire ne peut jouer comme la Machine Orchestre.  C’est cette raison qui lui donne sa qualité d’instrument à part entière, ayant un domaine qui n’est occupé par aucun autre instrument, à la jonction de l’injouable par instrumentiste et de l’aléatoire en temps réel pour l’oeil et l’oreille. L’aléatoire en temps différé, c’est-à-dire comme écriture enregistrée, n’est pas très différent de la musique ordinaire écrite et rejouée.  La musique en temps réel a au contraire une qualité: c’est un événement localisé dans un temps et un espace précis et, à ce point de vue, bien que machine, elle a une aura, disons,  paradoxale.

À la différence d’un séquenceur qui utilise une donnée de base faite d’une suite de notes jouées par un instrumentiste ou une partition déjà écrite, la machine orchestre fournit sa propre séquence de notes en les choisissant à mesure, au hasard. Elle ne cesse d’en choisir, comme un instrumentiste obsédé, tant qu’elle n’est pas interrompue par l’utilisateur.  Le séquenceur, lui, se limite à répéter ce qui est déjà préenregistré.  Un séquenceur est un inscripteur de notes dans une mémoire informatique dans le but de les faire rejouer, il est donc toujours second par rapport à ce qu’un instrumentiste décide d’y inscrire.  La Machine Orchestre, par contre, est première parce qu’elle fait jaillir un flot ininterrompu de musiques diverses et de fusées colorées, elle ne requiert aucun préenregistrement. Ou, s’il y a un préenregistrement, c’est à un tout autre niveau, avec la configuration des possibles musicaux ouverts sur certaines valeurs d’écart à l’exclusion d’autres.

Cette machine à combiner l’aléa fait une musique sans fin qui porte l’émotion sobre dont veut bien la charger l’auditeur du moment. Elle n’a pas d’inconscient car personne ne s’y exprime. Elle n’est pas l’expression d’une substance, mais la manifestation d’un processus. C’est donc l’auditeur qui l’anime quand il accompagne la suite aléatoire qu’il entend d’une activité projective.  Grâce à elle, on explore à l’envers les élans romantiques ou excités qui parcourent la terre et qui, la plupart du temps, d’ailleurs, sont des reproductions qui n’ont pas d’aura.

Tout ceci amène à penser que la musique virtuelle est un ensemble dont la musique connue jusqu’à maintenant est un sous-ensemble.  La Machine Orchestre, ce marcheur aléatoire, fait, à chaque instant, un transfert de certains virtuels dans le monde sonore actuel: coup de dés stochastique. Les rapports formels musicaux se prêtent heureusement à ce libre jeu permutatif. Toute musique ne peut-elle pas être pensée comme l’extraction d’une donne sur un nombre très grand peut-être, mais qui n’en est pas moins fini. Et, selon Yvon Gauthier,  dans sa conférence: La logique interne et le discours créateur,  présentée à la faculté de musique de l’Université de Lyon, le 6 décembre 1991, une formalisation et une conceptualisation abstraite de la musique forment une “logique interne”, une combinatoire qui “se prête à une mathématisation finitaire”, ce qui lui permet d’énoncer une théorie probabiliste de la création.  Celle-ci “n’aurait son lieu que dans cette oscillation entre le mécanique et le probable” dit-il.

Les processus machiniques de la Machine Orchestre ont les potentialités de tout véhicule:  peut-on connaître le contenu de la promenade avant de l’avoir faite? 

François Raymond et Claude Frascadore

Appendice

PARAMÈTRES DE LA MACHINE ORCHESTRE

Les choix aléatoires portent sur:

  • l’activité des 8 pistes et du nombre de voix (1 à 5 voix),
  • la méthode de configuration:
    • selon les limites des paramètres, selon une table de l’utilisateur,
    • ou aléatoire (tous les paramètres sont aléatoires),
  • l’enchaînement des séquences de contextes sonores:
    •  manuellement, séquenciellement et aléatoirement,
    •  selon un choix aléatoire de durée entre 1 seconde et 60 minutes, ou plus et indéfinie.
  • le type attaque générale,
    • ensemble,
    • différée,
    • aléatoire (choix aléatoire du type d’attaque),
  • le type attaque des voix,
    • ensemble,
    • différée,
    • aléatoire (choix aléatoire du type d’attaque),
  • les timbres (entre 0 et 127),
    • peut être une donnée fixe,
    • la probabilité de changement de timbre (de 0% à 100%),
  • les notes dont le choix peut être fait par :
    • hauteurs ponctuelles (atonalité) ou intervalles dans une échelle allant de l’unisson à l’octave.
    • On peut choisir d’utiliser ou non les modes (pseudo-modes grecs):
      • ionien (do),
      • dorien (ré),
      • phrygien (mi),
      • lydien (fa),
      • mixolydien (sol),
      • éolien (la),
      • hyperéolien ou locrien (si)
      • ainsi que le mode pentatonique.

      Dans ce cas, la tonique utilisée dans le mode pour en déterminer la tonalité peut être fixée ou laissée au choix aléatoire. Elle peut consister en n’importe laquelle des douze notes de la gamme. On peut ainsi obtenir un choix de hauteurs ponctuelles ou d’intervalles sur une trame atonale ou modale en composés complexes,

  • l’attaque du son (vélocité note on de 0 à 127)
  • l’extinction du son (vélocité note off de 0 à 127)
  • le volume (facteur multiplicateur des attaques allant de -64 à +64)
  • le rythme qui est déterminé par la battue rythmique (intervalle de temps entre les notes) et les pauses (pouvant ou non être utilisées). Les valeurs possibles pour la battue et les pauses sont: du triolet de quintuple-croches à la double-carrée.
  • les articulations ou durées individuelles qui peuvent être fixes ou choisies aléatoirement.
    Les articulations possibles sont, en pourcentage de la valeur de la battue ou de la durée de la pause : lié (100%), détaché (75%), porté (50%), piqué (25%).
  • l’alternance des configurations graphiques.

PARAMÈTRES GRAPHIQUES

  • Le type de dessin peut être simple ou avec formes interpolées d’un point à un autre.
  • Le graphique peut se dessiner sur une seule ligne verticale ou sur autant de verticales qu’il y a de canaux MIDI. Les images géométriques et les amas de points ou d’étoiles peuvent être retirées de l’écran à l’extinction du son ou y persister. Ces amas peuvent occuper une surface rectangulaire ou circulaire.
  • Chacun des canaux MIDI peut être associé à une des formes suivantes: ellipse, triangle, rectangle, losange, amas de pixels, de petits cercles, de petites croix, d’étoiles pleines ou transparentes.
  • La grandeur verticale des objets peut être déterminée par le choix de plusieurs méthodes (i.e. fonction de la hauteur, de la vélocité, du timbre, etc.). La largeur des objets est fonction du volume sonore et la couleur est fonction soit de la famille de l’instrument choisi ou du canal MIDI.
  • Les paramètres graphiques peuvent, si désiré, varier aléatoirement lors des changements de tableaux musicaux.

François Raymond et Claude Frascadore